La Première Armée Française

 

Sur ma demande, je suis affecté au 81ème Régiment d’Infanterie comme instructeur. Ce régiment est formé uniquement de jeunes F.F.I. venus de toute la France, mais plus particulièrement de l’Aude, de l’Hérault et du Gard. Après deux mois d’instruction, nous faisons mouvement vers le Doubs. La 6ème compagnie, la mienne, est cantonnée dans un petit village, Champlive. L’hiver s’annonce rigoureux, la neige est déjà là avec des températures de –20°. La pensée de passer un hiver dans ce coin n’est guère encourageante.

Huit jours plus tard, nous recevons l’ordre de faire mouvement sur le canal du Rhône au Rhin dans la forêt de la Hart où nous devons relever le 80ème Régiment d’Infanterie. Nous partons à trois reconnaître les positions ; nous arrivons au PC pendant la messe funèbre de soldats tombés en première ligne ; l’affaire s’annonce mal.

De tranchées en boyaux, nous faisons tous les relèvements nécessaires afin que la relève de nuit s’effectue sans problème.

A une heure du matin, par un froid polaire, le sol couvert de neige verglacée noire, la compagnie avance en colonne. Nous croisons ceux que nous venons relever.

Dès l’aube, les canons de 77 de ceux d’en face nous collent au sol. " Ne vous en faites pas, nous dit un gradé relevé, c’est les Fridolins qui vous envoient le casse-croûte ; c’est pareil tous les matins ".

Les positions de la 6ème Compagnie partent du PA0 au PA4. Le PA0 est séparé de l’ennemi par la largeur du canal, 12 mètres. Je suis au PA4 avec ma section de mortiers à 100m du canal.

Toutes les tranchées et boyaux communiquent entre eux et nous sommes obligés de les emprunter pour communiquer, comme des taupes. Je finis par regretter le maquis.

Nos pères, eux, ont tenu quatre ans dans de pareilles conditions ! Quel courage !

Le froid nous transperçait ; nous étions mal nourris, les Américains ayant mis le holà sur la distribution des rations K, réservées aux troupes devant franchir le Rhin. Il n’était pas dans leurs plans que les Français soient présents en Allemagne.

Nous verrons plus tard que de Lattre de Tassigny fera de sa propre autorité, franchir par ses propres moyens le Rhin à la première armée. Il sera aussi présent à la reddition officielle au cours de laquelle Keitel dira  " Il y aussi les Français ? Il ne manquait plus que çà ! ".

Pour l’instant, notre mission consiste à empêcher l’ennemi de franchir le canal. A part quelques salves de 77 et 88 qui font peu de blessés, la situation est tenable.

L’attaque de von Rundsted dans les Ardennes vint pour nous à point nommé : les Américains se sont aperçus qu’ils pourraient encore avoir besoin de la 1ère Armée et … les rations K refont leur apparition soutenant ainsi nos estomacs et notre moral.

L’heure de la relève arrive enfin et, après une semaine de repos nous montons sur Rhinau, au bord du Rhin, au nord-est de Sélestat.

La ville n’existe plus, écrasée par les V2.

Ainsi se passe l’hiver 1944. D’une position à l’autre, toujours le même spectacle de ruines, de bétail éventré, de maisons écroulées. Nous craignons une guerre statique et, pire que tout nous sommes sans nouvelles. Jusqu’à ce que les premiers permissionnaires reviennent : ils nous racontent alors que pour les départements libérés, la guerre est finie, la joie de vivre revenue.

Nous nous sentons oubliés ; rien n’avance à la vitesse que nous espérons. Pourtant prisonniers et déportés vivent encore un cauchemar de l’autre côté de la frontière ! La politique reprend ses droits et les requins de l’arrière équipés de beaux uniformes neufs à bande noire réapparaissent à l’Etat-major. La naphtaline n’a jamais fait bon ménage avec la boue des tranchées. Nous ne sommes que des "pauvres cons de volontaires ".

En février 45, je peux avoir enfin une permission et je reviens à La Nouvelle. La leçon de 40 n’avait servi à rien. Des hommes qui n’étaient pas de la Résistance et qui n’avaient rien fait pour lutter contre l’ennemi se sont accaparé les bonnes places de l’administration. C’est de la trahison ; nous sommes bafoués ; ce n’est pas pour çà que nous nous sommes battus.

Un soir qu’en famille nous fêtons ma permission (tout le monde était là, à l’exception de mon beau-frère Joseph toujours prisonnier en Allemagne), j’apprends qu’un bal est organisé par un pseudo comité de libération. Bien entendu, aucun des membres de ce fameux comité n’a vu un fusil de sa vie. N’y tenant plus, je me rends à ce bal et d’une balle de revolver, je fais sauter l’éclairage et invite tous ces résistants de la 25ème heure à venir nous rejoindre sur les bords du Rhin. Sans succès évidemment.

A mon retour de permission, le régiment effectuait les préparatifs pour un futur mouvement. Ce mouvement nous emmène à Karlsruhe où nous restons quelques jours. La ville avait subi de sérieux dégâts provoqués par les bombardements de l’aviation alliée et elle manquait d’eau.

Nous compensons ce manque d’eau par le vin stocké en quantité dans les caves de nos hôtes qui se demandent, éberlués, comment une armée française qu’on lui avait décrite comme inexistante pouvait aujourd’hui les occuper.

 

 

Le chef X

 

Nous procédons aux préparatifs d’un départ imminent vers Lharn( ?) au cœur de la Forêt Noire. C’est à ce moment qu’un civil français demande à rencontrer le Lieutenant Trilles qu’il prétend connaître. Il se dit sergent-chef, ex prisonnier de guerre fraîchement libéré. Nous le conduisons vers Trilles et dès qu’ils se rencontrent tombent dans les bras l’un de l’autre, se donnant l’accolade. Ils s’étaient connus à Dunkerque en 1940. Le sergent-chef nous raconte sa capture et son incarcération pendant cinq ans dans un camp allemand où il avait terriblement souffert. Sa soif de revanche était telle qu’il voulait reprendre le combat à nos côtés.

Bien qu’impressionnés par son attitude, nous restions perplexes ; la majorité des prisonniers que nous libérions n’avaient qu’une seule idée en tête : rentrer au pays retrouver leur famille ! Et nous comprenions çà aisément.

Devant tant d’insistance, il est engagé pour la durée de la guerre. Le Commandant de Compagnie me demande de lui laisser ma section, puisqu’il veut en découdre !… Je prends en échange la section d’accompagnement.

Nous quittons Karlsruhe à midi en direction de Lharn. Le secteur est peu sûr, aussi le Commandant envoie un groupe en reconnaissance qui est vite accroché et son Capitaine blessé. Il s’agit à présent de ne plus lâcher l’ennemi et de rester au contact. Les accrochages sont si durs, que nous savons immédiatement que nous avons à faire à des SS. Notre compagnie doit tenir le terrain pendant que la 7ème sur notre droite et la 8ème sur notre gauche doivent contourner l’ennemi. Au soir, nous avons progressé de deux kilomètres. Nous nous trouvons sur un piton ; les tireurs d’élite adverses, perchés sur des arbres font mouche à tous les coups. Le sergent Salcruch est atteint le premier d’une balle explosif en pleine tête ; il avait vingt ans !

C’est ici que s’arrête le manuscrit de mon père ; avons-nous perdu la suite ? S’était-il arrêté là ? Le sergent X était-il un espion à la solde des nazis ? (Entre-nous, je crois que oui…).

 

 

Brigade Alsace-Lorraine – Périgueux 12 et 13 mai 1972

 

En mai 1972 se tenait à Périgueux l’une des ultimes réunions de l’amicale des anciens de la B.A.L. Cette réunion prend un relief particulier quand on sait que Malraux y participait et que son discours avait des accents d’adieu.

Voici donc quelques extraits et témoignages de l’époque ainsi que le discours intégral d’André Malraux. Ils en disent long sur la foi qui nous animait.

Serge Bromberger

Notre camarade Serge Blomberger dans le Figaro du 15 mai a traduit comment "devant les anciens de la brigade Alsace-Lorraine, dans la forêt de Dordogne, André Malraux a retrouvé le colonel Berger ".

C’est une clairière déclive qui porte le nom a sonorité légendaire de Durestal. La prairie était gorgée d’eau, comme toujours, dans ce Périgord. Un minable petit podium couvert était installé à la lisière des arbres.

Nous étions deux cent cinquante peut-être, tous aux tempes grises ou blanches. Et quelques jeunes : les fils de tués. Certains étaient du coin, d’autres venaient de Lorraine, d’Alsace ou de Savoie. C’est dans le sous-bois, à quelques centaines de mètres de la clairière, que tout avait commencé. L’instituteur Ancel y avait rassemblé un maquis fait de quelques paysans en haillons, de quelques alsaciens et de quelques lorrains réfugiés.

Un pèlerinage aux sources : c’est de là que partirent ceux qui firent sauter les ponts devant la division Das-Reich pour retarder son arrivée en Normandie. C’est de ce noyau que partit la Brigade Alsace-Lorraine qui devait rejoindre la première armée française, participer à la campagne aux portes de l’Alsace, reprendre Dannemarie avec la Légion, tenir le Rhin au moment de l’offensive Von Rundstedt. " Ce chemin des morts de la Fraternité ", comme allait le dire Malraux.

Certains de ceux qui formaient le cercle dans la clairière n’avaient connu que l’épisode alsacien et c’était un pèlerinage aux sources. D’autres foulaient la même herbe que celle où Ancel avait un jour présenté une troupe littéralement pouilleuse, mais face aux couleurs, et au garde-à-vous à un colonel Berger, inconnu dans la région comme à l’annuaire de l’armée française. C’était André Malraux. Ils regardaient encore dans le ciel les corolles multicolores qui, dans un jour de gloire, étaient enfin descendues sur la clairière.

La veille, les vieux de l’équipe étaient montés. C’est un coin perdu, où l’on ne vient guère. La petite route passe au pied de la ferme de Mme Mazaud, ex base du ravitaillement du maquis. A elle, dont les Allemands avaient brûlé la ferme et tué le mari, on venait encore demander, vingt-huit ans après, de laisser fouler sa prairie pour garer les voitures du lendemain. Elle avait dit oui, bien sûr.

Ils avaient ensuite grimpé le coteau et ne s’étaient pas reconnus. Une partie du bois avait été défrichée. Ils avaient pourtant retrouvé le sentier, et – miracle -, le reste de la hutte de feuillage qui constituait le P.C. Ils avaient fouillé les feuilles mortes, dégagé une gamelle, une grenade offensive … rapportées en reliques.

Maintenant, ils étaient là avec les plus courageux de leurs femmes qui avaient accepté de ruiner leurs chaussures du dimanche dans la boue dérapante. Et ils écoutaient dans la clairière la voix prophétique. Appuyé sur ces longues mains émaciées, le visage torturé par la passion de toujours, le Colonel lançait devant les vieux paysans de Dordogne les noms d’Antigone, de Prométhée et des leurs dans "l’indifférence des arbres ".

Pour que le souvenir se perpétue ! Dans cette brigade qui avait compté un prix Goncourt, un futur Commandant centre-europe, un conservateur des archives nationales, il n’y avait là que des humbles, si l’on excepte l’un des présents André Bord, devenu sous-secrétaire d’état à l’intérieur. La raison en était que certains pensaient que, de Durestal, Malraux allait lancer un appel politique à un néo-gaullisme césarien.

Ce n’était pas cela. Comme Colonel, il avait fait ses adieux à la Brigade, dans une brasserie de Fegersheim en Alsace, au moment où il avait été appelé à l’Assemblée consultative. Il avait alors expliqué à ses hommes ce qu’ils avaient fait historiquement, sans trop le savoir eux-mêmes.

Cette fois, il le dit, il s’adressait à leurs enfants plus qu’à eux pour que le souvenir se perpétue. Et cela sonnait dans la clairière comme un message et un dernier adieu.

 

Claudine Gerbeau

Article du Périgord-Actualités du 20 mai 1972 " A la recherche d’André Malraux "

(Un regard de femme qui ressent ce que nos cœurs rudes ne peuvent imaginer …)

 

A l’occasion du congrès national de la Brigade Alsace-Lorraine, Malraux qui la dirigea, était présent... Cette venue, c'est pour moi un événement d'importance. D'une part, parce que je fais partie de la première génération qui n'a pas de souvenirs de guerre et pour qui le phénomène de la Résistance demeure difficile à percer. Or, comment oublier que cette vie qui est la nôtre aujourd’hui, nous la devons au courage, au sacrifice de ceux qui, un jour, dirent "non " au racisme, à la haine et à la violence. Et puis Malraux ! Malraux dont j’ai lu et relu l’œuvre avec passion, Malraux dont j’ai souvent en vain tenté de décrypter les engagements politiques, Malraux que j’ai contesté, Malraux passionnément aimé par certains, rejeté par d’autres, mais Malraux sans qui notre siècle ne serait pas ce qu’il est.

Il est là, dans cette petite église de Cendrieux, dont la tuile et la pierre exhalent si bien ce charme périgourdin dont on ne peut se dépendre. Il nous est devenu si familier par l’image télévisée qu’on a l’impression de le retrouver. L’office oeucuménique devant les anciens de la Résistance, anonymes et célèbres comme Jean-Paul Melville et les habitants de la région. Ce serait presque une messe comme les autres… Et puis, le chanoine Bockel lit un passage de "l’Espoir " évoquant la guerre d’Espagne. Il lit, sobrement, simplement, sans emphase aucune, et l’émotion nous étreint. Lorsque la dernière phrase tombe, il donne l’accolade au Pasteur, puis vient vers André Malraux. Je n’aime pas, en général, les embrassements d’hommes, mais je suis saisie par la beauté de ce geste. Il n’y a plus de ministre, il n’y a plus de prêtre, il y a deux hommes qui se donnent l’accolade de l’estime, de l’amitié et du souvenir. Ils devaient être ainsi sur le champ de bataille.

Et puis, c’est Durestal. Le temps est gris et bas. Et c’est bien ainsi. Nous n’aurions pas aimé le grand soleil et le plaisir qu’il donne, pour évoquer ceux qui tombèrent la face sur la terre de Dordogne ou d’ailleurs. Nous marchons à travers ces bois et ces champs si verts du Périgord. Lorsque retentit le chant des partisans, il y a des larmes dans certains yeux, des yeux qui certainement ne s’embuèrent pas devant les balles et le danger.

Et puis, Malraux parle :

" C’est à vos enfants que je dois dire aujourd’hui ce que vous avez fait ; croyez-moi ce n’était pas si mal. Il y a assez de morts dans les cimetières et les bois qui nous entourent pour que je puisse affirmer : vous vous êtes bien battus. "

Il évoque Jean Moulin, le retour de ses cendres. Soudain, le vent se lève, arrachant les feuilles qu'il a rédigées. Alors, il y a un instant inoubliable. Sur le visage tendu, tragique de Malraux passe une expression quasi enfantine, émerveillée et il a ces mots :

" Il y a le même vent que sur la place du Panthéon qui arrachait les feuilles. On dirait qu’il sent le destin lui faire un signe de connivence ".

Lorsque, l’approchant de plus près, je découvrirai l’œil étonnamment bleu, alors que je le croyais sombre, et le sourire presque tendre qui transforme complètement ce masque tragique, le sentiment le plus fort que je ressentirai c’est que cet homme qui a vécu toutes les aventures, connu tous les drames, a conservé son enfance à fleur de peau. Comment peut-on traverser tant d’orages et rester ainsi ?

Et de nouveau, c’est l’épopée :

" De tous ces hommes-là, on peut vraiment dire qu’ils ont maintenu la France avec leurs mains nues… Je vous en fait témoin, en ce jour anniversaire, vous, mes compagnons d’hier qui serez peut-être mes compagnons éternels … mes camarades, salut ".

A la recherche de ce passé qui coule dans nos veines, à une époque où demain, nous pouvons être conduits à certains choix, je me demande dans la pluie fine qui tombe maintenant sur les collines du Périgord :  serions-nous capables de faire pour nos enfants ce que nos aînés ont fait pour nous ? Combien construirions-nous de Durestal, de camp Ancel ? Combien de Colonel Berger y aurait-il parmi nous ? Mais en réponse, en espoir peut-être, j’entends ces mots du résistant Bockel :

" Vous savez, nous n’étions pas préparés … ".

 

 

 

Discours d’André Malraux

 

Voici donc, autour de nous, les mêmes bois que ceux qui virent le premier combat du premier maquis. Vous retrouvez, délégués des survivants et délégués des morts, délégués du courage en face de l’immense indifférence des arbres. Quand nous avons dû escorter vers le Panthéon le char qui emportait les cendres de Jean Moulin, il y avait un grand clair de lune et nous nous reconnaissions tous à sa vague clarté. Puis on a allumé des torches et nous avons distingué nos cheveux blancs. Alors, nos enfants ont pris les torches et escorté les cendres dans le piétinement des chevaux de la garde qui présentait les armes et le reflet de la lune enchantée sur les sabres…

C’est à vos enfants que je dois dire aujourd’hui ce que vous avez fait. Croyez-moi : ce n’était pas si mal. Il y a assez de morts dans les cimetières et les bois qui nous entourent, pour que je puisse affirmer : vous vous êtes bien battus. Mais vous avez été plus que des combattants : vous avez été des témoins.

Qu’avions-nous à faire ? Organiser les unités qui, le jour venu, empêcheraient les Divisions allemandes, et d’abord les Divisions cuirassées, de rejoindre à temps le front de Normandie. Si le général Eisenhower a exalté l’aide qu’il avait reçue de la Résistance française, ce n’est pas, à l’époque, en raison des combats directs que nous avons livrés, mais en raison de sa participation au plan d’ensemble du débarquement.

Ne nous vantons pas ; ne nous dédaignons pas non plus. En 1941, l’Etat-major allié ne pensait pas un instant que le poids des maquis pèserait dans la bataille. De l’armée française, que l’on avait tenue quelques années plus tôt, pour la première du monde, il ne restait que le souvenir des nuages obliques faits de la poussière des armées vaincues et du pétrole en feu. Qu’aurait fait, dans nos bois de chênes nains ou dans les massifs du Vercors, ce qui n’était plus que la France en haillons ? Ils ont fait ce qu’a fait le général De Gaulle : ils ont eu l’honneur de croire aux haillons.

Que l’on n’oublie pas ce que furent les premiers maquis ! Ils n’étaient pas les régiments de francs-tireurs de Saint-Marcel, du Vercors, ou ceux que nous avons opposés à la Division Das-Reich. La lutte contre le travail obligatoire ne les avait pas encore peuplés, les premiers parachutages les avaient à peine armés. Quelques revolvers, quelques centaines d’hommes à quatre pattes dans les bois, un drapeau fait de trois mousselines nouées. Il y avait des Alsaciens, parce que beaucoup d’organisations d’Alsace étaient repliées sur les départements du centre. De tous ces hommes là, on peut vraiment dire qu’ils ont maintenu la France avec leurs mains nues, l’immensité du givre sous la lune et les guetteurs à l’écoute des aboiements qui se rapprochaient quand avançaient par ici les troupes allemandes. Ils n’étaient rien de plus que les hommes du "non ", mais le non du maquisard obscur, collé à la terre pour sa première nuit de mort suffit à faire de ce pauvre type le compagnon de Jeanne et d’Antigone … L’esclave dit toujours "oui ".

Les maquis changèrent. Les nouveaux règlements du S.T.O. y amenèrent des hommes moins résolus, mais beaucoup plus nombreux. Les premiers maquisards avaient des âmes de légionnaires ; les derniers avaient des âmes de soldats, famille, mère, femme et parfois enfants. Plus nombreux chaque semaine, armés désormais par les parachutages qui se succédaient jusqu’à l ‘époque où commença le parachutage des bazookas, où les champignons multicolores qui descendaient du ciel nocturne n’apportèrent plus seulement nos misérables mitraillettes, mais les lance-torpilles qui, allaient nous permettre de nous opposer aux chars. Un char dressé est certes une terrible bête ; mais pour un char dressé, un bazooka invisible est assez inquiétant : dans des régions où les armées alliées n’avaient pas encore pénétré, le maquis a porté le combat du sous-marin contre le cuirassé.

C’est alors que les nôtres apprennent l’existence des camps d’extermination en Allemagne et le développement de la torture. C’est aussi le temps où de gros insectes sourds qui se promènent sur les tubes lance-torpilles rendent difficile la visée, où tombent les branchettes coupées par les mitrailleuses, où vous commencez à accumuler des armes ennemies. Bientôt, ce sera la reddition de toutes les troupes allemandes de Corrèze, la première en zone sud, leurs armes, vous le savez, sont au musée de Strasbourg. Les maquis, désormais, n’en manqueront plus.

Alors commence l’exécution du plan de " Fer ", c’est à dire la destruction des moyens de communication entre le Midi de la France et des champs de bataille de Normandie, et la guérilla contre les divisions cuirassées qui, contraintes au transport par un chemin de fer à voie unique, seront décimées par l’aviation alliée. Aussitôt après, nos maquis deviennent la Brigade Alsace-Lorraine. Vos maquisards accompagnent, pour la libération de l’Alsace, les Alsaciens qui ont combattu avec eux pour la libération de leur région, de ce village même. D’ici jusqu’à Stasbourg, c’est une belle et grande histoire, que celle du chemin des Morts de cette fraternité. Les vôtres avaient une expérience de la forêt supérieure à celle qu’avait l’armée régulière ; c’est eux qui ont soutenu la 5ème division blindée, puis la 2ème DB de Leclerc. C’est eux qui ont combattu à Dannemarie. Alors, je voudrais parler de Dannemarie …

Toute la nuit, ils ont attendu, couchés sur les champs de givre, pendant qu’à l’horizon brûlaient leurs fermes. A l’aube, ils ont attaqué les chars allemands à droite, pendant que la Légion les attaquait à gauche. Les clochards du maquis, ceux qui avaient combattu naguère avec leurs mains nues, ceux qui chipaient les poulets, ceux qui avaient rejoint le front dans leurs convois de gazogènes, avançaient au lent pas historique de la Légion, résolus à servir de cible à l’égal des képis blancs héritiers de tant de guerres. Les files d’ambulance revenaient, dégorgeaient leurs blessés, et les messagers venaient demander des chefs de commandos pour remplacer ceux qui venaient de mourir. Déjà, les compagnies s’étaient dispersées pour l’attaque, sauf les réserves qui montaient au combat, et l'on ne voyait plus, à gauche, que des calots perdus dans les buissons, les champs et le givre et, à droite, quelques képis blancs. Les compagnies de réserve montaient à pas pesants, relativement à couvert, mais les tirailleurs qui avançaient avec leurs grenades antichars et leurs bazookas, semblaient accompagner le pas des Légionnaires.

Les clochards d’Alsace, de Dordogne et de Corrèze, les vôtres, avançaient dans l’ombre des champs de Dannemarie, gorgés de sang depuis tant d’années. Les maquisards, rivaux de la plus célèbre troupe d’élite de l’armée française, avec l’ébranlement sourd qui avait été celui de la Garde …

Répétant ce que j’ai dit jadis, je vous en fait témoins en ce jour anniversaire, vous mes compagnons d’hier, vous serez peut-être mes compagnons éternels. Souvenez-vous de Victor Hugo :

" Pas un ne recula. Dormez morts héroïques ! … "

Dannemarie fut prise.

Puis il y eut la seconde bataille de Strasbourg, le retour des chars allemands, quelques soldats français et des CRS dans les collines, et ces seules ombres nocturnes dans Strasbourg pétrifiée, qui étaient les vôtres.

Et maintenant, il y a la dernière présence de nos clochards, vos pères, la plaque historique du pont de Krafft :  " Ici, la Brigade Alsace-Lorraine et la 1ère division française libre, arrêtèrent l’offensive du maréchal von Rundstett ". C’était la dernière offensive allemande.

Mes camarades, salut !

13 mai 1972

 

 

 

Préface 

Ma Jeunesse

Le service militaire

Le maquis #1

Le maquis #2

La fin de la guerre

L'après-guerre

Epilogue